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un mur à berlin
La vie comme elle s'en va.

La vieille dame a des yeux magnifiques. Cela me frappe soudain, alors que je la retiens sur le côté, pour permettre à l'aidesoignant de changer ses draps, elle a des yeux magnifiques, mais plissés par la douleur. Derrière son masque à oxygène, elle geint, faiblement. Je me libère une main pour prendre la sienne, et lui souffler qu'on a bientôt finit, que nous la réinstallerons confortablement bientôt. Mais même moi, et ma faible expérience de quelques jours dans un service où les malades arrivent, et restent peu de temps -une matinée, une journée- avant de repartir vers d'autres services -sauf cette vieille dame qui est là depuis quatre jours, mais qu'on ne sait où transférer-, même moi je ne suis pas dupe, une fois réinstallée, sa douleur sera toujours là, rat famillier lui creusant les entrailles.
La vieille dame est à l'isolement, alors on s'habille de pied en cap pour aller la voir, l'infirmier qui me "forme" me souffle "on est strouphement beaux" (surblouses bleues, charlottes bleues, surchaussures bleues, masques blancs), quand c'est le jeune aide soignant qui entre, il doit envelopper ses dreadlocks dans deux charlottes, et la moitié de l'effectif défile pour se moquer de lui. On rit beaucoup ici. L'ambiance est très bonne, on blague, tout le monde est très sympa, les habitués se vannent, et m'intègrent vite à leur petit monde. On vit, on rit, même si ça peut paraître bizarre ici. J'ai d'ailleurs mit un peu de temps à comprendre à quel point l'état de certains patients était grave. Parfois le médecin a un rire -qui n'en n'est pas vraiment un- désabusé en faisant ses prescriptions pour un patient. On parle d'autre chose, on parle parfois avec beaucoup de légèreté de choses graves -et c'est peut être la seule façon de tenir. -Même si parfois, sans doute, les gens craquent. 

Lundi la vieille dame buvait du café, (le premier depuis quinze ans, vous savez), mardi, elle mangeait un morceau, mercredi, elle ne buvait plus que de l'eau, difficilement, et j'ai remarqué ce jour là la seringueélectrique d'un produit pour sa tension à un dosage très élevé -des dosages de salle de réanimation- mais que malgré tout sa tension était très très basse. J'ai pensé à mon grand père, au matin de sa mort, ma mère n'était pas chez moi et mon père nous a dit "on a appelé maman, la tension de papy est très, très basse".
Ce matin la vieille dame  ne tenait plus son verre, et avait du mal à boire l'eau que je lui donnais, le plus délicatement possible. Ce matin, beaucoup de monde était étonné qu'elle soit toujours là, au vu de son état de la veille.

Malade en fin de vie, c'est le terme officiel. Leur accompagnement devrait être mieux que celui que mon service pouvait lui offrir. On aurait du pouvoir lui consacrer plus de temps -mais il y a les six autres malades dont mon infirmière et moi nous occupons, et tous les autres sur le même service-. Cette petite dame, c'est un peu la grand mère universelle, et cela me peine de n'avoir pu passer avec elle que le temps des soins, et des instants volés, quand il n'y avait plus rien à faire ailleurs.
Avant de faire cela, on se dit que jamais on ne trouvera les gestes, jamais on ne trouvera les mots, mais en fait c'est naturel. On reste à côté, on réajuste un masque à oxygène ou on change une perf', on lui demande si elle veut quelque chose, lui soulève la tête pour lui donner de l'eau, on lui caresse le front doucement, on dégage les quelques cheveux pris dans l'élastiques du masque à oxygène, on lui prend la main, et on attend. On attend, en surveillant d'un oeil inquiet les indications des monitorings, le pouls qui descend puis remonte la sat' qui descend en flèche dès que le masque n'est plus ajusté, la tension qui n'en finit plus de descendre -ou de stagner désespérément, malgré tous les produits-, la respiration qui hésite parfois. On tend la main pour faire taire les alarmes des moniteurs, qui se déclenchent de temps à autre. Ca va, je sais que rien ne va plus. Pas de réanimation invasive. Et la vie nous file entre les doigts, sous nos yeux..

On attend.
On se dit que cette dame a vécut la guerre, qu'elle devait être jeune alors, qu'elle a eut 18 ans elle aussi un jour, et qu'elle avait sans doute des rêves. On espère qu'elle les a réalisés. Elle a aimé, elle a vibré, elle a eut l'inconscience des vingts ans, elle a eut des enfants, elle a du s'inquièter, souffrir. Elle a vécut. Maintenant elle est là, je la regarde, je ne sais presque rien d'elle, si ce n'est sa pathologie et son nom -et qu'elle aime le café, même si le dernier qu'elle a but remonte à quinze ans. J'ai entrevu sa famille hier, et entr'apreçu sa vie. Je la regarde, je tiens sa main, de temps en temps je souffle "restez avec moi madame ***", pour vérifier qu'elle rouvre les yeux, pour que sa respiration reprenne de l'amplitude, je lui tiens la main, et elle a l'air si frêle, et sa vie -toutes les vies- me semble(nt) si fragiles.
Je repense au proverbe "un vieillard qui meurt c'est une bibliothèque qui brûle". Bientôt elle emportera ses souvenirs et ses secrets avec elle, et j'espère qu'elle a eut quelqu'un à qui les dire. 

Au bout d'un moment, il faudra y aller, parce qu'il y a ailleurs, d'autres personnes. Quand on sortira, on retombera dans l'effervescence ambiante, et qui me plaît tant, on sourira de nouveau, et on dira toujours qu'on va bien, parce que c'est vrai, tout va bien. J'aime faire tout cela, prendre soin des gens. Je suis volontaire pour donner un coup de main aux aides soignants, pour les toilettes ou le reste, quand j'ai du temps entre deux soins. Je ris de leur étonnement en sortant mon argument massue 'de toute manière c'est dans mes objectifs de stage". Et puis j'aime tout cela. Ce n'est pas technique, mais c'est très humain. Je me sens bien. Je m'étonne moi même de pouvoir préparer seule certains soins, on apprend vite finalement. Au bout d'un moment, donc, il faut bien y retourner.

Alors on réajuste son sourire pour lui dire qu'on revient bientôt -même si les bientôts, ici, sont aléatoires-, elle sourit en retour, on vacille un peu et on balaie son merci du revers de la main.

Merci plutôt à vous madame, vous m'apprenez la vie.

[la vieille dame a changé de service, ils l'ont enfin accepté ailleurs, elle mourra là haut, ce soir ou demain, mais elle aura une fenêtre, une chambre meilleure elle aura sa famille, peut être, ou au moins quelqu'un du service qui sera présent, je l'espère. C'est pas si compliqué, d'être là.]

Ecrit par Villys, le Jeudi 9 Septembre 2004, 18:17 dans la rubrique "Cercle pour rien".

Commentaires :

Kohva
Kohva
10-09-04 à 00:38

(Si ça se trouve elle a aussi donné à ses enfants ses yeux magnifiques, si ça ils les ont aussi, les yeux magnifiques; si ça se trouve, quand ceux de la vieille dame se fermeront, ce sera un peu comme s'ils restaient ouverts de l'autre côté)

 
tournicoti
tournicoti
11-09-04 à 12:06

quand mon grand pere est mort, il est parti avec tous ses souvenirs. il nous avait dit la guerre, le siecle passé. bien sur, raconter c'est important, mais, malgre tout, une vie qui part, c'est un bout de ton histoire qui s'en va aussi. et qui ne reviendra pas. personne d'autre ne l'a vecue, cette vie.
c'est dans c'est moments la que je souhaiterais ne pas etre athee...

 
Kabotine
Kabotine
27-09-04 à 17:53

Je te lis toujours avec grand plaisir.
Ce que tu décris ressemble tellement à ce que j'ai effleuré dans le domaine hospitalier que ca en est troublant de "voir" de l'autre coté de la médaille.
En même temps ton texte est très apaisant. Merci !

;-D